Jeudi 14 juillet 2022
« Tous les matins, je me lève et je me dis que je suis en bonne santé pour me donner courage. Que j’ai du travail et que je ne suis pas morte dans l’explosion. Je sais pourtant, comme tous les autres habitants de la ville, que même si j’ai survécu, une partie de moi a été à jamais ensevelie sous les décombres de Beyrouth le 4 août 2020. Encore aujourd’hui, des personnes meurent des séquelles de leurs blessures. Certaines personnes sont mortes plusieurs mois plus tard, sans jamais se réveiller de leur coma. »
Tous les habitants de la ville, nous sommes tous des survivants.
Patricia, membre des équipes CARE au Liban
Vendredi 15 juillet 2022
« Avant l’explosion, beaucoup de choses me dérangeaient, notamment le fait de perdre du temps ; aujourd’hui, j’ai l’impression que plus rien ne peut m’affecter ou que rien ne vaut la peine de s’inquiéter, car sans s’y attendre, en une fraction de seconde, tout peut s’écrouler. C’est ce qui s’est passé à Beyrouth. La ville a explosé alors que nous y étions, vivant nos vies, même si nous luttions déjà contre la pire crise économique depuis le 19e siècle selon la Banque mondiale.
Parfois, j’ai envie de crier ou de pleurer. Désormais, plus d’un Libanais sur deux vit sous le seuil de pauvreté. Je travaille pour l’ONG CARE, et tous les jours, je vois la pauvreté en face. Parmi mes amis, mes connaissances et mes voisins, il y a ceux qui n’ont plus les moyens de payer le gaz pour faire la cuisine, qui ne peuvent plus s’abonner au générateur du quartier et vivent quasiment sans électricité. Il y a des enfants qui ne mangent plus que des pains saupoudrés de thym. Il y a ceux qui vendent leurs meubles pour payer le loyer. »
Dimanche 17 juillet 2022
« Il n’y a pas une soirée, pas un déjeuner, pas une réunion entre amis qui se passe sans que l’on parle au moins un peu de l’explosion. Depuis l’explosion, je suis incapable de passer devant le port détruit. Je change de chemin, je prends une autre route.
Aujourd’hui, je pensais à la douceur de ma vie d’avant. À ce bonheur que j’éprouvais dans mon quotidien, rien qu’en me déplaçant dans ma ville natale. En troquant mes vêtements contre un maillot de bain après une longue journée de travail, ou à siroter un café au soleil. Pour moi, le bonheur était accessible. Ces actions même si je les fais encore, le cœur n’y est plus. »
"Ceux qui n'ont plus de ville, comment les appelle-t-on ?" Le soir de l'explosion, je me suis dit : "Ceux qui perdent leurs parents sont des orphelins ; celles qui perdent leurs maris sont des veuves ; ceux qui n'ont pas de pays sont des apatrides. Comment appelle-t-on ceux qui n'ont plus de ville ?"
Patricia, membre des équipes CARE au Liban
Lundi 18 juillet 2022
« Ce matin, j’ai oublié mon paquet d’antihistaminiques à la maison. Je me suis arrêtée à la pharmacie avant de me rendre au travail. Mais ce médicament, qui coûtait 8000 livres libanaises (4€) en 2019, se vend aujourd’hui à 180 000 livres (117€). J’étais tout de même soulagée d’en trouver car l’année dernière nous sommes restés de très longs mois sans médicaments. Les pharmacies étaient vides. Encore aujourd’hui, de nombreux médicaments restent introuvables. Une famille sur deux n’a pas accès à des médicaments, selon l’Unicef. Les Libanais qui en ont les moyens ramènent des médicaments de l’étranger. Aussi une grande partie des docteurs ont aussi fui notre pays en crise.
Résultat : des gens meurent, notamment parmi les femmes qui accouchent. »
Mardi 19 juillet 2022
« La nuit, il n’y a pas une lumière à Beyrouth. Les rues sont noires. Il n’y a ni réverbères, ni feu de signalisation. L’État ne nous fournit qu’une heure d’électricité par jour. Le reste de notre consommation quotidienne dépend d’abonnements à des générateurs privés. Mais les prix ne cessent d’augmenter depuis la guerre en Ukraine et ils ne fonctionnent pas 24 heures sur 24.
Quand on se promène dans certains quartiers de Beyrouth, l’asphalte brille. L’explosion a brisé les vitres de la ville, les a réduites en poudre et cette poudre de verre au fil du temps s’est mêlée à l’asphalte. Aujourd’hui, il y a encore à Beyrouth des maisons sans fenêtres et des panneaux dans la rue où l’on peut lire « Attention, chute de verre ».
Il y a aussi eu des initiatives artistiques, des ateliers qui ont recyclé le verre brisé de Beyrouth, pour fabriquer des vases et des bibelots, tout cela pour donner une nouvelle vie à ces tonnes de verre brisé, pour tenter d’offrir une nouvelle vie à la ville. J’ai acheté plusieurs vases aux couleurs pastel et un collier sur lequel est écrit « you are mine » sur un morceau de verre transparent rappelant les paroles d’une chanson de Feyrouz sur Beyrouth. Parce que même brisée et broyée, Beyrouth est à moi. C’est ma ville, quel que soit son état. »
Jeudi 21 juillet 2022
« Il n’y a pas de pain. Le Liban importe 72 % de son blé d’Ukraine. L’État, qui avait promis de trouver d’autres sources d’approvisionnement n’a pas résolu le problème. Avant la crise, un sac de pain coûtait 1000 livres (moins d’1€), aujourd’hui il coûte 20 000 livres (13€). Tous les jours, il y a des files interminables devant les boulangeries, et les gens rentrent chez eux sans pain. »
Vendredi 22 juillet 2022
« Quelques jours après l’explosion, durant ces nuits blanches où j’étais incapable de fermer l’œil, j’étais assise sur mon balcon, je me demandais comme une automate : « Quand est-ce que ça sera reconstruit ? Quand est-ce que ce sera reconstruit ? » Et puis j’ai pensé aux choses irréversibles de la vie : la mort, les maladies incurables et les grosses ruptures et j’ai eu ma réponse : ça ne sera jamais reconstruit, tu dois vivre avec. »
Dimanche 24 juillet 2022
« Jusqu’à la crise qui a débuté en 2019 et jusqu’à l’explosion du port en 2020, je n’avais jamais vraiment pensé à quitter le Liban. Même durant la guerre avec laquelle j’ai grandi. Mais rien qu’au cours des neuf premiers mois de 2021, 79 000 personnes ont quitté le pays à cause de la crise économique, selon une étude effectuée par un centre de recherche local. C’est beaucoup dans un pays de 4 millions d’habitants.
C’est le troisième exode massif dans l’histoire du Liban. Le premier était en 1916, avec la Grande Famine du Mont-Liban, le deuxième durant la guerre. Et là en trois ans, nous sommes en train de battre un troisième record. Mes amis, qui étaient rentrés au Liban avec le semblant de stabilité au cours des 20 dernières années sont repartis dans leurs anciens pays d’accueil. Ceux qui restent au Liban envoient leurs enfants faire des études ailleurs. Bientôt, nous ne serons plus qu’un pays de vieux et de personnes désemparées. »
Ce qui m’attriste le plus, c’est que l’explosion de Beyrouth était la troisième plus importante après celle de Hiroshima et de Nagasaki. Deux ans plus tard, le monde commence à l’oublier.
Patricia, membre des équipes CARE au Liban
Mercredi 27 juillet 2022
« Chady tenait avec sa famille un parking à proximité de studio de danse où je me rendais deux à trois fois par semaine après le travail. Il m’accueillait toujours avec un grand sourire. Je n’ai appris sa mort qu’une semaine après l’explosion quand j’ai vu la photo de sa mère dans un journal. Chady est resté sous les décombres d’un immeuble durant 48h. Sourd et muet, il n’a pas entendu les secours qui tentaient de le localiser. Son corps sans vie était encore chaud quand il a été retrouvé. Chadi était un bonheur. C’était mon ami mais il ne le savait pas. »
Samedi 30 juillet 2022
« L’année dernière pour la première commémoration de l’explosion du port, il y a eu une manifestation. En rentrant le soir à la maison, il y avait des bougies allumées tout le long des trottoirs. Je m’étais dit : Beyrouth est morte l’année dernière et aujourd’hui, un an plus tard, c’est son enterrement. Ça nous a pris un an pour enterrer la ville. Je me demande ce que je ressentirai cette année. »
L'action de CARE au Liban
Dans tout le pays, l’association CARE travaille sans relâche pour aider les populations à faire face à cette crise en apportant une aide humanitaire essentielle :
- Distributions d’urgence aux personnes les plus vulnérables (nourriture, kits d’hygiène)
- Soutien des commerces locaux
- Lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes
- Soutien d’organisations de femmes dans le secteur de la protection et la sécurité alimentaire.
En 2021, CARE est venu en aide à plus de 180 000 personnes au Liban. Mais face aux besoins immenses, la situation laisse craindre le pire. Si rien n’est fait pour lutter contre cette crise, des générations entières risquent d’en subir les conséquences. Le gouvernement libanais et la communauté internationale doivent agir pour répondre de toute urgence aux besoins humanitaires.
En savoir plus
- 1 octobre 2024
Liban. Réaction de l’ONG CARE suite à l’appel d’urgence de l’ONU de 425 millions de dollars